La diversité des opinions conduit-elle nécessairement au scepticisme?

La diversité des opinions conduit-elle nécessairement au scepticisme?

        De fait, la diversité des opinions est l’argument qui motive le plus le fait de s’en tenir à une philosophie sceptique. La question ici demande si le scepticisme est une conséquence nécessaire ou si l’on peut constater la diversité des opinions et en tirer des conséquences étrangères au scepticisme.

On peut reformuler ainsi l’énoncé : le fait qu’il existe des opinions multiples prouve-t-il que le scepticisme est la philosophie la plus légitime ?

Un paradoxe surgit, qui pose problème : si la légitimité du scepticisme est suffisamment prouvée par la diversité des opinions, alors le scepticisme est certain de sa légitimité, il n’est donc plus sceptique. Un scepticisme dogmatique, sûr de soi, semble si contradictoire qu’on en vient à penser que le scepticisme ne peut exister que comme credo : je crois que personne pour l’instant n’a jamais atteint l’essentiel de la vérité, et que jamais personne n’atteindra la vérité, même si je ne puis prouver que j’ai raison d’être ainsi sceptique. J’en suis de fait intimement convaincu, et je doute que rien ne démente jamais cette conviction, vu ce que j’ai vu de la condition humaine.

La philosophie peut-elle être une hésitation entre deux credo : le credo sceptique et le credo inverse d’après lequel il faut croire qu’on peut engager une recherche active de la vérité parce qu’on est déjà d’emblée guidé par la vérité comme horizon nécessaire ? Cette hésitation entre deux credo est-elle alors simple affaire d’opinion, simple choix immotivé, pur risque injustifiable ?

 

 

 

Je ne fais pas ce corrigé en développant la totalité du problème car vous avez déjà trop de longueurs à lire… Quelques remarques courtes :

 

-L’énoncé engage à distinguer le droit du fait. Un fait particulier ne prouve rien, ni même un grand nombre de faits particuliers. Que tout le monde dise : la terre est immobile au centre du cosmos ne prouve pas que cela soit vrai. Que l’on n’ait vu partout que des cygnes blancs ne prouve pas qu’il n’en existe pas des noirs. La simple diversité des opinions ne prouve pas la nécessité du scepticisme.

 

-La diversité des opinions peut s’expliquer par la diversité des situations particulières. Elle ne doit pas être confondue avec la diversité des modèles philosophiques réfléchis, qui d’ailleurs est beaucoup moins grande.

 

-Ceci dit, les sceptiques ne sont pas idiots, leur scepticisme n’est pas seulement une opinion. Il peut exister une opinion irréfléchie qui n’a d’autre raison d’être que le simple constat de la diversité des opinions, mais le scepticisme philosophique, comme modèle de philosophie réfléchie, doit avoir d’autres raisons sur lesquelles il s’appuie.

-La pluralité des philosophies réfléchies, modélisées par des hommes géniaux, n’a pas réussi à aboutir à un consensus : pourquoi moi, simple particulier, ferais-je mieux que ces génies ? N’est-il pas raisonnable de suspendre son jugement ?

-Ma conscience particulière est toujours influencée par des particularités inconscientes, comment pourrais-je les neutraliser ? La tâche serait infinie et je suis trop limité pour prétendre pouvoir sérieusement venir à bout d’une telle entreprise, il est plus prudent de ne pas surestimer ses forces et de prendre sagement la mesure de la finitude qui est la nôtre.

 

On comprend donc les raisons d’être du scepticisme, et l’on voit aussi ses avantages : prendre la mesure de ce qu’il y a de relatif et de fini dans chaque point de vue particulier, prendre le temps de bien considérer chaque particularité, en respecter la fragilité et les limites, en valoriser la pertinence et la réalité dans la relativité qui est celle de chaque point de vue.

Par là on se sent à l’abri des dangers de l’intolérance, du dogmatisme, des prétentions excessives, de l’orgueil particulièrement reconnaissable à sa démesure. En déclarant inaccessible l’absolu, on évite d’être tiraillé entre l’inaccessible de l’absolu et l’expérience d’un relatif limité. On ne souffre plus d’être écarté de son idéal, ou d’être proche de son idéal mais écarté de la vie ordinaire relative et banale.

On peut se demander toutefois si le scepticisme ne prend pas toujours le parti des hypothèses les plus réductrices, présupposant toujours l’ouverture de l’homme a minima, alors qu’il pourrait être mis en concurrence avec des hypothèses plus hardies, qui envisagent pour l’homme le risque d’une ouverture a maxima, osant transformer la situation telle qu’elle est de fait en vue d’une justice, d’une lucidité ou d’une harmonie plus grandes.

 

Il faut avouer que si l’on est vraiment sceptique, on n’est pas sûr d’avoir raison de l’être, ce qui laisse des raisons de douter du scepticisme et d’envisager le credo inverse, d’après lequel la vérité serait accessible.

En effet le scepticisme n’est pas un relativisme en matière de vérité, il ne dit pas « à chacun sa vérité », bien au contraire, il est très ferme sur l’idée qu’il n’y a qu’une seule vérité, et qu’on ne peut l’atteindre. On peut dans ce cas faire l’hypothèse inverse, et dire que cette ferme idée de la vérité est le signe qu’on est en lien avec elle, qu’elle nous éclaire : la certitude qu’il ne peut exister qu’une seule réalité serait alors le signe que nous sommes ouverts sur la réalité en tant qu’elle dépasse notre particularité, et que c’est par cette simple ouverture que nous avons la conviction qu’il ne peut exister qu’une seule réalité par-delà la diversité des perspectives partielles.

Si cette ouverture sur le réel qui dépasse notre particularité n’est pas seulement un raisonnement intellectuel mais la dynamique naïve de notre intuition avant toute réflexion, alors on peut penser que cette ouverture n’est pas due à nous mais qu’elle est due à un jeu de l’altérité en nous, qui n’est pas nous mais un autre, altérité qui nous ouvre à autrui et nous fait comprendre irréversible le temps.

Dans un tel credo risqué, nous n’aurions pas à nous élever à une grande hauteur pour rencontrer la vérité, elle vient d’elle-même à nous, comme une lumière qui nous éclaire depuis le début, un dévoilement, une aléthéia, une apocalypse ou révélation, comme un présent auquel nous sommes si habitués que nous ne réalisons pas qu’il s’agit d’un présent.

La vérité comme horizon vers lequel on tend sans jamais l’atteindre ni l’épuiser mais dans lequel on progresse devient alors un chemin d’ouverture toujours élargie, vers une plus grande lucidité, liée à un consentement toujours plus grand à la fragilité et à la petitesse, à l’effacement. Ni petit, ni grand, mais toujours plus ouvert à davantage de grandeur et davantage de petitesse, à un silence plus silencieux, et à une parole plus ample, l’ampleur de la parole s’enracinant dans la profondeur du silence comme la grandeur visible d’un arbre dans le secret de ses racines dérobées au regard. Sans représentation ni image, il faut vivre l’expérience du silence et l’expérience d’ouverture qui en jaillit. Replonger toujours dans l’origine où s’ouvre un chemin de maturation, sans scepticisme, dans la confiance d’une croissance patiente et puissante, qui donne le fruit qu’elle peut lorsque son heure est venue, lorsqu’elle a trouvé sa maturité.

 

 

Le scepticisme est donc une voie de sagesse et de sérénité, par la suspension du jugement et par la recherche plus ou moins convaincue de l’impossibilité de trouver. Il est une des réponses à la diversité des opinions. L’autre réponse est la foi que la diversité des opinions peut sinon être totalement supprimée, au moins être réduite par un accord réfléchi sur certains aspects de cet unique réel qui peuvent finalement se révéler solides après bien des tentatives de les ébranler ou réfuter. La longue recherche des sciences, mais aussi les débats sur des questions métaphysiques peuvent être éclairés par cet horizon de vérité qui se propose à l’intelligence sans s’imposer par la violence, par la seule clarté de l’argumentation.

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