L’art n’obéit-il à aucune règle ?

L’art n’obéit-il à aucune règle ?

Analyse du sujet
Les mots du sujet
Art : Le terme doit être pris au sens actuel (les beaux-arts) et non au sens ancien de technique. C’est une des notions du programme et il faut le prendre en ce sens (le mot technique est aussi au programme, on ne confond donc pas les deux). Depuis le XVIII° siècle, on considère que l’art est la création de choses belles et sa présence dans l’intitulé du sujet nous indique qu’on ne s’intéressera qu’au beau artistique et non au beau naturel.
Règle : c’est le terme clé du sujet. Les règles sont des conventions, des normes, des lois, bref c’est ce qui est imposé. Une règle est une formule prescriptive qui indique la voie à suivre pour atteindre une certaine fin ou un précepte indiquant la marche à suivre pour aboutir à un résultat (ici le résultat étant l’art). On voit donc que le sujet concerne surtout le problème de la création artistique et non du jugement esthétique.
Le sens du problème
Il s’agit de se demander si l’art n’obéit à aucune règle. Obéir signifie se soumettre. Le problème est celui de la création esthétique. Pour être artiste faut-il suivre un mode d’emploi, des prescriptions ou au contraire y a-t-il une sorte de spontanéité créatrice qui serait sans loi et donc impossible à conceptualiser (ce qu’on appelle l’inspiration, le génie etc.) ? Ce problème ouvre aussi la question de savoir si l’on peut apprendre à être artiste (apprendre des règles) comme on apprend des savoir-faire pour devenir technicien ou si au contraire la création esthétique est d’une autre nature. On remarquera l’importance de « aucune ». Il suffirait de montrer que l’artiste suit ne serait-ce qu’une seule règle pour répondre négativement à la question.

Présupposé de la question
Il n’y en a pas. Mais en revanche il y a une allusion à une expression bien connue : les règles de l’art.

Réponse spontanée
Oui, l’art n’obéit à aucune règle. L’art apparaît comme le lieu de la spontanéité créatrice, de l’inspiration. On parle de liberté de création. Pourtant la liberté est-elle sans règle ? Est-il si sûr que l’artiste n’applique aucune règle. On remarquera d’ailleurs qu’il y a quelques siècles, la réponse spontanée aurait été plutôt négative. L’art était très codifié. Il y a donc bien problème.

Plan rédigé
I Les règles de l’art.
1) Codifications de l’art
L’art, au moins jusqu’au XIX° siècle, a été codifié. L’esthétique classique considère que les différentes formes d’art doivent être définies et déduites à partir d’un même principe, à savoir une mesure énoncée par la raison. Boileau, qui se veut le « législateur du Parnasse » établit les genres poétiques et énonce la fameuse règle des trois unités qui régit la tragédie :
« Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.  »
L’esthétique classique donne de nombreux autres exemples de cette codification. Dans les arts plastiques (peinture, sculpture, architecture) la Renaissance imposera le nombre d’or, (1+V¯5)/2, comme principe (règle) de l’harmonie. De même on codifiera la danse classique (les cinq positions de Beauchamp). L’art poétique codifie la forme des différents poèmes et la succession des rimes (le sonnet par exemple). En musique une symphonie ne répond pas aux même règles qu’un concerto qui comporte obligatoirement trois mouvements. Il existe des formes artistiques où l’existence de règles va de soi. C’est le cas de l’architecture : comment un édifice tiendrait-il debout si on construisait sans règle ? On pourrait multiplier les exemples.
Certes tout ceci peut sembler une limite à la liberté créatrice de l’artiste mais une telle affirmation serait imaginer que la liberté est sans contrainte et nous savons que ce n’est pas le cas. Ce serait surtout méconnaître le génie créateur qui est justement capable de s’épanouir à l’intérieur des règles même contraignantes comme en témoignent les chefs-d’œuvre du passé. Être artiste, ce n’est pas faire n’importe quoi n’importe comment sinon il ne serait guère difficile d’être artiste et nous le serions tous. Ainsi, il semble bien que l’art obéisse à des règles.

2) Art et technique.
Dire qu’il y a des règles à l’art semble sous-entendre que l’art s’apprend et qu’il suffirait donc d’apprendre ces règles, de les mettre en œuvre pour devenir artiste. Or, nous savons bien que ce n’est pas le cas car, à ce compte là aussi, tout le monde serait artiste. Qu’est-ce qui s’apprend réellement dans l’art ? Quelle est la part réelle dans la création de ces règles que nous venons d’énoncer ?
En réalité ce qui s’apprend c’est de la technique. Il est d’ailleurs symptomatique que la plupart des exemples de règles que nous avons précédemment énoncés ont été prescrites à une époque où l’artiste ne se distinguait pas de l’artisan, où le sculpteur ou le peintre étaient considérés comme des hommes de métier exactement comme le boulanger ou le potier. Notre point de vue a aujourd’hui changé et nous savons bien que l’artiste (créateur de beau) n’est pas l’artisan (fabricateur d’objets utiles). Certes il y a une part de technique dans l’art, comme en témoignent nos exemples mais il ne suffit pas de la mettre en œuvre pour être un artiste. Chacun d’entre nous peut composer une tragédie respectant la règle des trois unités sans pour autant devenir un nouveau Racine. L’art commence là où justement s’achève la technique et il est remarquable que les grands créateurs soient justement souvent ceux qui ont su s’affranchir des règles. Ce fut le cas de Corneille avec Le Cid, ce fut le cas du romantisme avec Hugo qui bouscule « ce grand niais d’alexandrin », ce fut le cas plus encore de l’art du XX° siècle. Pire : trop respecter les règles conduit directement à ce qu’on appelle l’académisme qui est le contraire de l’art. Faut-il alors croire que l’art n’existe qu’en s’affranchissant des règles, que l’art n’obéisse à aucune règle ?

II L’art ne se réduit pas à un ensemble de règles.
1) L’art semble se passer de règles.
Kant nous montre qu’apprendre des règles caractérise la technique et non l’art en posant la question du génie.
Qu’est-ce que le génie ? La première caractéristique est l’originalité. Or l’originalité est justement définie comme « le talent de produire ce dont on ne saurait donner de règle déterminée ». Le technicien apprend son métier (des savoir-faire) et refait donc ce que fait son maître. En cela, il ne peut être original. L’artiste en revanche est créateur et en ce sens s’affranchit de toute règle. C’est que le beau n’est pas un concept et donc ne se définit pas.
Reconnaissant l’objection que nous énoncions ci-dessus (être artiste ce n’est pas faire n’importe quoi n’importe comment) Kant ajoute que l’œuvre de génie doit aussi être exemplaire, ce qui exclut l’extravagance.
Mais il ajoute aussi que l’art ne s’apprend pas et que l’artiste lui-même est incapable d’exposer scientifiquement comment il réalise son œuvre. Il ne peut donc… nous en énoncer les règles parce que justement il n’y en a pas. L’art ne concerne ni la science (pas de loi), ni la technique (pas de savoir-faire requis). On sait du reste que certains grands artistes ignoraient tous des techniques de leur art. Van Gogh ou Gauguin n’avaient pas fréquenté les écoles de peinture, ce qui n’ôte rien à leur génie.
Mais alors d’où vient le génie ? L’art est-il vraiment sans règle ?

2) L’art comme créateur de règles.
L’art effectivement n’obéit pas à des règles, au sens où il n’existe pas une règle obligatoire et universelle à laquelle il faudrait absolument se soumettre. Mais ne pas obéir à des règles, ce n’est pas être sans règle. L’artiste est en fait celui qui crée de nouvelles règles. Il n’est d’aucune école mais il fait école. Le génie est celui qui produit au fur et à mesure de sa création les règles que d’autres imiteront.
Ce n’est pas parce que l’esthétique contemporaine rompt avec les règles du classicisme que pour autant elle soit sans règle : la musique contemporaine ne suit pas les canons de l’harmonie classique mais elle suit d’autres règles : utilisation des dissonances, l’art du contretemps etc. L’architecture la plus futuriste doit bien suivre les règles de la nature et le chorégraphe le plus audacieux doit respecter les règles de la pesanteur. Les fameuses écritures automatiques des surréalistes respectaient au moins… les règles de l’inconscient mais surtout ne furent que rarement réellement automatiques. Car il faut noter que l’inspiration en art ne suffit jamais et que, pour reprendre un mot célèbre, il faut aussi surtout beaucoup de transpiration. Il y a au moins une règle que tout artiste suit et c’est celle de la discipline et du travail. Créer est un combat contre la matière, contre l’angoisse de la page blanche. Combien de pages déchirées pour un poème, de toiles recommencées pour un chef d’œuvre ? L’art n’est pas improvisation. Tous les grands artistes savent ce qu’ils doivent à leurs prédécesseurs et ce qu’on apprend dans les musées ou les salles de concert. Ils savent eux que le génie n’explique pas tout. L’œuvre achevée ne paraît facile et spontanée que parce qu’on n’a pas vu le processus de sa création.

Conclusion.
La liberté de création implique bien que l’art ne soit tenu d’obéir à aucune règle obligatoire, absolue, valable pour tous. Mais cela ne signifie pas que l’art soit sans règle. En réalité l’artiste est un créateur non seulement d’œuvres d’art mais aussi de règles nouvelles. C’est ce qu’on appelle le style, ce qui permet de dégager des courants, des écoles. La création est un travail, une lutte et non une improvisation arbitraire. L’art n’est pas un caprice. Il n’en reste pas moins vrai que les règles ne suffisent jamais pour produire un chef d’œuvre. La création reste énigmatique, mystérieuse et nous pourrions dire, pour paraphraser Freud, qu’elle commence là où la philosophie s’arrête.

 

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