L’avenir est-il une page blanche ?
Analyse du sujet
Les mots du sujet
Avenir : modalité du temps. L’avenir est ce qui n’est pas encore.
Page blanche : cette expression désigne une feuille sur laquelle rien n’est encore écrit. Elle est ici utilisée par opposition à la formule « tout est écrit ». Sur la page blanche rien n’est écrit mais tout est à écrire c’est à dire que l’avenir est indéterminé et est à inventer.
Le sens du problème
Il faut bien ici saisir les enjeux de la question. Si tout est écrit nous sommes dans le cadre soit du destin, soit d’un déterminisme strict. Si en revanche l’avenir est une page blanche, on pourra invoquer soit le rôle du hasard (qui, en première analyse est l’indétermination même), soit celui de la liberté car si j’invente l’avenir, c’est moi qui l’écrit et il ne l’est donc pas encore. On voit donc que le sujet porte plus sur le problème de la liberté et de ses contraires (déterminisme, destin) que sur le temps lui-même.
Remarquons qu’il n’est pas ici seulement question de la prévisibilité ou non de l’avenir. On peut envisager un avenir imprévisible non par indétermination mais par défaut de connaissance. En revanche, si l’avenir est prévisible, c’est toujours en fonction d’une détermination et alors il n’est plus totalement une page blanche.
Présupposé de la question
Ici, il n’y en a pas.
Réponse spontanée
Elle est plutôt négative. L’opinion a spontanément tendance à croire au destin, à une détermination de l’avenir comme en témoigne le succès des voyants et autres astrologues.
Plan rédigé
I » Tout est écrit »
La conception selon laquelle l’avenir est déterminé n’est pas une. Il y a plusieurs façon de la concevoir.
1) Le fatalisme.
Il repose sur l’idée que tout est écrit parce qu’existe un être (Dieu, les dieux) qui a décidé une fois pour toutes de notre destin sans que nous n’y puissions rien. Agir ne change rien, bien au contraire !
On trouve cette conception fataliste dans les mythes antiques. On peut, par exemple, se référer au mythe d’Œdipe. Les hommes cherchent à agir contre le destin : les parents d’Œdipe, quand l’oracle leur annonce que leur enfant tuera son père et épousera sa mère, l’abandonnent dans le but de le tuer. Œdipe lui-même, lorsqu’il apprend à son tour quel est son destin, fuit la cour du roi de Corinthe qu’il croit être son père et s’exile. Mais en réalité ce sont les actes mêmes des hommes qui cherchent à éviter leur destin qui précipitent la réalisation de ce destin lui-même. Nul ne peut échapper à son destin. Quelles que soient les actions des hommes, les événements prédits auront lieu.
Dans cette perspective, l’avenir est tout le contraire d’une page blanche.
Cependant, une telle conception récuse le principe de déterminisme puisque, alors même qu’on modifie les causes, les effets demeurent. Ce n’est pas une conception rationnelle et nous ne pouvons l’accepter. Devons-nous alors dire que l’avenir est une page blanche ? Pas nécessairement !
2) Providence et déterminisme.
On peut aussi considérer que « tout est écrit » sans ajouter « quoi que je fasse ». On peut en effet considérer que ce que je fais est aussi écrit et que l’avenir n’est pas écrit quelles que soient mes actions mais est écrit parce que mes actions ne peuvent qu’être ainsi et pas autrement. Je ne suis pas libre d’agir.
Par exemple, on peut penser à la prédestination dans la religion calviniste. À ma naissance il est dit si oui ou non je serai sauvé mais il ne faut pas dire que cela aura lieu quelles que soient mes actions. Mes actes eux-mêmes sont déterminés et c’est en fonction d’eux que je serai ou non sauvé. Ainsi si je suis prédestiné à être sauvé, c’est parce que je suis prédestiné à me conduire convenablement.
Cette conception suppose bien sûr la croyance en Dieu qui est évidemment affaire de foi.
3) Nature et déterminisme.
On peut ici faire appel à deux thèses :
La thèse stoïcienne pose l’idée que l’ordre de la nature me dépasse. Je ne peux rien contre lui. Mais si l’avenir est déterminé ce n’est pas quels que soient mes actes mais parce que mes actes aussi sont déterminés. Les stoïciens défendent l’idée d’un fatalisme physique : la Nature est un enchaînement de causes et d’effets. On a pu alors poser la question suivante : si tout arrive quoi que je fasse, pourquoi faire quoi que ce soit ? C’est l’argument paresseux qui, pour les stoïciens, est un argument sophistique. Chrysippe écrit : « tu ne guériras pas que tu aies appelé ou non un médecin ; car il est autant dans ton destin d’appeler un médecin que de guérir ; ce sont choses confatales. » Une anecdote raconte que Zénon de Cythium (le fondateur du stoïcisme) surprit un jour un esclave en train de le voler. Celui-ci lui dit : « Maître, c’était mon destin de voler » et Zénon lui répondit « C’était ton destin aussi d’être battu ». L’ordre de la nature me dépasse mais tout est déterminé, ou plus exactement presque tout. Je reste en effet libre de mon attitude face au monde, libre d’accepter et même de vouloir ou de refuser. Certes vouloir le monde ou le rejeter ne change rien (l’avenir reste écrit) mais cette attitude, elle, n’est pas écrite. Mon bonheur (si je veux l’ordre du monde) ou mon malheur (si je le refuse inutilement) dépendent de moi. L’avenir n’est pas une page blanche mais tout n’est pas écrit.
Reste une objection : peut-on parler d’avenir chez les stoïciens ? Le stoïcisme défend en effet la thèse d’un temps cyclique (le mythe de l’éternel retour) ce qui équivaut à la suppression du temps.
La thèse scientifique telle qu’elle apparaît à travers l’image célèbre du démon de Laplace. Laplace est un physicien de la fin du XVIII° et du début du XIX° siècle. Selon lui, le monde physique est nécessaire parce qu’entièrement déterminé. L’état présent de l’univers est l’effet de son état antérieur et cause de son état futur. Une intelligence qui connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée (le démon de Laplace), aussi bien les plus grands corps de la nature que les plus légers atomes, pourrait prévoir entièrement l’avenir. « Rien ne serait incertain pour elle et l’avenir comme le passé serait présents à ses yeux ». Tout est écrit donc, non en ce que l’avenir serait déjà là mais en ce que les causes à l’œuvre dans le présent déterminent rigoureusement le futur.
Cependant, Laplace écrit au début du XIX° siècle. Pouvons-nous encore penser ainsi aujourd’hui ? N’y a-t-il pas une part de hasard dans l’univers ? N’y a-t-il pas un rôle de la liberté ?
II Temps, hasard et liberté.
1) Avenir et hasard
Déjà les épicuriens avec la théorie atomiste envisageaient un hasard. La théorie de la déclinaison des atomes stipule en effet que c’est par hasard que les atomes changent de direction dans leur mouvement de chute qui, lui, est nécessaire. Dès lors l’avenir n’est pas entièrement déterminé. Certes il n’est pas une page blanche (la nécessité y agit aussi) mais tout n’est pas prédéterminé, tout n’est pas entièrement écrit puisque existe le hasard. Les épicuriens y voient d’ailleurs le fondement de la liberté.
La biologie scientifique va un peu dans le même sens. Il suffit de se référer au titre du livre de Jacques Monod « Le hasard et la nécessité ». Rien ne prédestinait la vie à apparaître sur la terre et l’homme à émerger du monde animal. Ces événements étaient même improbables. Le hasard seul en a décidé.
On peut aussi invoquer l’exemple du papillon de Lorenz, réfutation de l’image du démon de Laplace. Cet exemple porte sur la météorologie. Pour prévoir le temps, il faut connaître l’état exact de toutes les molécules d’air (des milliards de milliards!). Supposons qu’on connaisse l’état des molécules d’air et qu’on les programme dans un ordinateur (distribution des températures, des nuages, des vents etc.). On met la machine en marche et on calcule : dans un an il fera beau temps. Or, au moment où l’on met la machine en marche, un papillon s’envole à l’autre bout de la terre. Le souffle provoqué par le mouvement de ses ailes déplace quelques molécules d’air qui en déplacent d’autres etc. Le pronostic météorologique en est modifié : dans un an, il pleuvra.
En physique des particules, les inégalités d’Heisenberg semblent montrer qu’une part de hasard régit le monde des particules dans la mesure où il est impossible de déterminer avec précision à la fois la position et la vitesse d’un électron. Toute précision concernant un des deux paramètres s’accompagne d’une imprécision sur le second.
Pourtant cela ne signifie pas que tout soit indéterminé. L’absence de prévisibilité ne signifie pas l’absence de déterminisme. Einstein a pu, à juste titre, s’insurger contre l’idée d’une liberté de l’électron et le papillon de Lorenz, agi par son instinct, n’est pas indéterminé dans son action. De même le hasard biologique n’exclut pas des lois physiques présidant à l’apparition d’une mutation génétique. Le hasard, explique Cournot, est la rencontre de deux déterminismes. L’absence de prévisibilité vient davantage des limites de mon esprit que d’une indétermination du futur sauf si intervient aussi la liberté.
2) Avenir et liberté.
Si l’homme est libre, l’avenir n’est pas écrit d’avance. Il est, au moins en partie, une page blanche. Si l’homme est libre, rien ne peut permettre de prévoir ce qu’il fera.
Remarquons cependant que tout n’est pas possible (je ne peux faire ce qui est contraire aux lois physiques, par exemple) et il existe une certaine nécessité de l’avenir (par exemple celle de ma mort) mais si je suis libre je peux aussi influencer par mes actions ma durée de vie et l’instant de ma mort n’est donc pas écrit d’avance. Tout le problème est de savoir si l’homme est vraiment libre. Les sciences humaines semblent montrer des limites à notre liberté. La psychanalyse nous montre une détermination venue de l’enfance, la sociologie montre que des déterminismes sociaux influencent notre comportement. Reste-t-il à l’homme une part de liberté ? Ce qui est sûr, à ce niveau d’analyse, c’est que si l’avenir est imprévisible, il peut ou non être une page blanche (je ne sais pas) mais s’il était prévisible alors il ne serait pas une page blanche. Or il existe des disciplines qui visent à prévoir. Ne permettent-elles pas d’affirmer que l’avenir n’est pas une page blanche ?
III Les sciences de la prévision.
1) La futurologie.
Si mon ignorance de l’avenir ne préjuge en rien de son indétermination, en revanche sa connaissance impliquerait une détermination. Or il existe des domaines où l’on peut bel et bien prévoir. Le cycle des saisons, par exemple, est déterminé. On peut prévoir les éclipses. La tectonique des plaques nous permet une certaine prévisibilité. On peut assez bien prévoir les éruptions volcaniques (mais non les tremblements de terre). Les astrophysiciens ont pu établir que le soleil brillera encore environ cinq milliards d’années. Quant à la météorologie, même si elle ne peut guère prévoir au-delà de cinq jours (comme l’a montré l’image du papillon de Lorenz), dans ce délai les prévisions sont plus fiables qu’on le dit souvent. On voit que la prévisibilité concerne surtout les lois physiques et chimiques.
Au niveau socio-économique existe une discipline qu’on appelle la futurologie. Elle donne une approximation de ce que sera la société à venir. Cette approximation est assez fiable en économie mais beaucoup moins dans les aspects sociaux ou politiques. Nous restons dans l’approximation dès qu’il s’agit de faits proprement humains. L’avenir est-il une page blanche ou est-ce l’effet de notre ignorance ? Il semble impossible de décider.
2) La prospective.
La prospective consiste à analyser le développement économique à venir pour en inférer les actions à opérer de façon à l’utiliser au mieux. Par exemple, on étudie les lois du marché pour orienter la production en conséquence. La prospective semble donc montrer qu’une marge de manœuvre est possible et que donc tout n’est pas entièrement écrit quoique l’indétermination ne soit pas non plus absolue. Cela semble laisser une voie à notre liberté. Mais quelle est donc notre part de liberté?
3) Liberté et antinomie.
Si la futurologie laisse une indétermination qui peut être due à notre ignorance, la prospective laisse une place à notre liberté. Entre les deux que choisir ? Il est sûr que l’avenir n’est pas totalement une page blanche car au moins au niveau physique existent des lois, des déterminismes. Mais la question de savoir si, en plus de ce déterminisme physique, existe une liberté humaine reste une énigme. Kant, dans la Critique de la Raison Pure montre qu’il s’agit là d’une de ces questions où la raison peut à la fois démontrer la thèse et l’antithèse. Il est possible, et de façon aussi parfaite, de démontrer à la fois l’existence d’une causalité libre et son inexistence. Mais chacune des démonstrations annule l’autre. C’est ce que l’on appelle une antinomie. C’est que la liberté est un noumène c’est à dire une réalité située hors de l’expérience, et dans ce domaine nulle connaissance n’est possible. Ainsi notre problème est, au moins partiellement, aporétique (sans solution). S’il est sûr que l’avenir n’est pas totalement une page blanche en revanche nous ne pouvons savoir si tout est écrit.
Conclusion.
L’avenir n’est pas une page blanche. Tout est-il écrit ? Nul n’en sait rien. Il existe sans doute une part de hasard et peut-être de liberté. Ce qui est sûr, c’est que l’avenir nous reste en grande partie inconnu. Ce n’est pas un être et il nous échappe en partie. C’est ce qui explique qu’il soit source d’angoisses et que tant de peuples l’aient refusé (mythe de l’éternel retour) ou aient tenté de l’exorciser (mythe du progrès). Cela explique aussi (mais ne justifie pas) le succès des devins, voyants et autres astrologues. Nous aimerions savoir de quoi demain sera fait mais nous sommes ici forcés de suspendre notre jugement et de reconnaître les limites de notre connaissance.
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