La science et la technique nous autorisent-elles à considérer notre civilisation comme supérieure aux autres ?

La science et la technique nous autorisent-elles à considérer notre civilisation comme supérieure aux autres ?

Analyse du sujet
Les mots du sujet
Science : connaissance rationnelle reposant sur une méthode de type hypothético-déductif. La science peut être connaissance de la nature (astronomie, physique, chimie), du vivant (biologie), de l’homme (sciences humaines) ou des lois déductives de la pensée (mathématiques).
Technique : on désigne par ce terme toute activité consciente, finalisée de modification de la nature dans un but utilitaire.
Civilisation : il faut prendre ce mot au sens où l’ethnologue parle de culture. La culture est tout ce qui est transmis à l’homme par la société (connaissances, mode de vie, habitudes alimentaires et vestimentaires, mœurs etc.) Chaque société transmet des caractéristiques différentes. En ce sens, chaque société est une culture au sens ethnographique du terme. La différence entre « civilisation » et « culture » est que le mot « civilisation » est connoté. Quand on parle de civilisation, on sous-entend qu’il y aurait des peuples non civilisés ou moins civilisés, les sociétés civilisées étant, bien entendu, des civilisations supérieures. C’est, du reste, une question incluse dans notre problème de savoir si cette hiérarchisation a ou non un sens, si elle n’est pas un préjugé.
Le sens du problème
Notre culture se caractérise par un haut degré de développement scientifique et technique. C’est un fait. Tout le problème est de savoir si ce fait nous « autorise » à affirmer que notre civilisation (notre culture) est supérieure aux autres c’est à dire si ce fait rend légitime cette affirmation. La question est celle du droit. Avons-nous le droit de considérer notre culture comme supérieure sous prétexte que son niveau scientifique et technique et élevé ? Si la réponse était négative il serait alors légitime de se demander quel autre critère de hiérarchisation entre les cultures utiliser si tant est que ce critère existe. C’est peut-être justement la notion même de critère de hiérarchisation qui est à interroger. L’intérêt de ce problème est double. D’abord il nous permettra de nous situer par rapport aux autres cultures qu’elles soient éloignées de nous dans le temps ou dans l’espace. Ensuite il nous éclairera sur la mondialisation de notre culture qui s’impose de plus en plus aux autres. Cette mondialisation est-elle légitime (elle viendrait de notre supériorité) ou au contraire est-elle une aberration de l’histoire conduisant à la destruction des autres cultures dont les valeurs seront alors perdues pour l’homme ?

Présupposé de la question
Ce qui caractérise notre culture est un haut degré de développement scientifique et technique. C’est un fait qui ne doit pas être interrogé.

Réponse spontanée
Elle est affirmative. Nous avons tendance à nous croire supérieurs et c’est en ce sens que nous taxons de primitives (le terme est évidemment péjoratif) les sociétés qui ont peu développé les sciences et les techniques.

Plan rédigé
Remarque préalable : ce corrigé est largement inspiré des thèses développées par Lévi-Strauss dans le texte Races et histoire, texte dont nous recommandons vivement la lecture.

I La science et la technique, facteurs de supériorité.
1) Un constat : la mondialisation de la culture occidentale.
On peut constater, depuis environ un siècle et demi, une mondialisation de la culture occidentale. On peut constater, en effet, que de nombreuses cultures nous empruntent nos techniques, notre genre de vie, nos loisirs et même nos vêtements. Les pays du tiers-monde, non seulement ne nous reprochent pas de les occidentaliser mais même nous reprocheraient plutôt de ne pas leur donner les moyens de s’occidentaliser assez vite.
Ceci n’est d’ailleurs qu’un constat : l’unanimité n’est pas un critère de vérité. On peut être unanimement d’accord sur une erreur comme le montre par exemple l’unanimité du géocentrisme avant Copernic. Mais en même temps ce constat doit être pris en considération car l’existence d’une civilisation mondiale est probablement un fait unique dans l’histoire. Qu’est-ce qui peut légitimer cette mondialisation ? Quels sont les arguments qui nous autorisent à nous considérer comme supérieurs ?

2) En quel sens notre civilisation est-elle supérieure aux autres ?
Il est clair que nous avons des sciences (ce que la plupart des sociétés ont longtemps ignoré) et des techniques particulièrement développées.
Sciences et techniques constituent objectivement des atouts.
D’abord le développement des sciences nous donne plus de connaissances. Nous savons plus de choses.
Ensuite le développement scientifique et technique nous permet d’accroître la quantité d’énergie disponible par habitant. Si nous raisonnons en terme de P N B, il est clair que nous sommes supérieurs. Nous sommes plus riches. Notre niveau de vie est supérieur à celui des hommes du tiers-monde. Nous avons davantage de confort, de biens de consommation. Ceci est objectivement vrai et mesurable. On ne meurt pas de faim en France. On y mange globalement mieux qu’ailleurs, parfois même trop.
En troisième lieu, le développement scientifique et technique permet de protéger et de prolonger la vie humaine. L’espérance de vie est, elle aussi, un phénomène quantifiable et il est clair qu’elle est supérieure dans nos sociétés. Certes, on peut toujours mourir jeune mais globalement on vit plus longtemps ici que dans le tiers-monde. Le travail est moins pénible, la médecine plus présente et accessible à la grande majorité de la population. Bref, sur ces aspects matériels, notre culture paraît bien plus avancée que les autres.
Enfin, notre culture apparaît supérieure à un quatrième titre qui, lui aussi, est objectif : la science et la technique donnent la puissance. Les retombées techniques de la science concernent aussi l’armement et il est clair que celui-ci rend plus fort. On voit comment les États-Unis s’érigent en gendarme du monde et imposent leur loi (l’Irak, la Somalie), comment l’OTAN s’est imposée dans le conflit du Kosovo etc.
La science et la technique mettent à la disposition de l’homme des moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l’on adopte ces critères, il est clair que nous sommes supérieurs et on obtiendra la hiérarchie suivante : en tête l’Amérique du Nord et le Japon, ensuite l’Europe et à la traîne, dans l’indistinction, les sociétés asiatiques et africaines.
Cependant notre critère est-il légitime ? A-t-on le droit de considérer notre civilisation comme supérieure sous prétexte qu’elle a des sciences et des techniques ?

II Les raisons de soupçonner la légitimité de ce sentiment de supériorité.
1) La place de la science et de la technique dans la culture.
Il faut d’abord bien voir qu’une culture (et la notre ne fait évidemment pas exception) ne saurait se définir uniquement par l’état de ses sciences et de ses techniques. La culture, c’est tout ce qui est transmis socialement. Une civilisation se caractérise aussi par le mode de vie, les arts, la religion, les codes moraux etc. Sous prétexte que nos sciences et nos techniques sont plus avancées, avons-nous le droit de considérer que notre culture est globalement supérieure aux autres ? Ce serait confondre le tout et la partie. Un élément de l’ensemble ne peut suffire pour conclure à la supériorité du tout.

2) La mondialisation de la culture occidentale n’est pas spontanée.
Comme le montre Lévi-Strauss, l’adhésion des autres cultures à notre modèle occidental n’a rien de spontané. Elle ne résulte pas d’un libre choix mais plutôt d’une absence de choix. C’est un héritage du colonialisme. La civilisation occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et missionnaires dans le monde entier. Elle est directement intervenue dans les cultures en bouleversant les modes traditionnels d’existence soit en imposant le sien, soit en instaurant des conditions qui engendraient l’effondrement des cadres existant sans les remplacer par autre chose. Les peuples, désorganisés, ayant besoin d’un cadre culturel le leur étant détruit, n’avaient guère d’autre choix que d’accepter le nôtre. C’était cela ou la misère. Le consentement a donc été forcé.

3) Le problème de l’ethnocentrisme.
Plus généralement, juger notre civilisation comme supérieure parce qu’elle est développée au plan scientifique et technique, c’est imposer notre critère d’appréciation, c’est faire de l’ethnocentrisme.
L’ethnocentrisme est une attitude spontanée d’origine inconsciente qui vise à considérer sa propre culture comme un modèle et à penser toute différence par rapport à ce modèle comme un signe d’infériorité. Le développement scientifique et technique nous caractérise en propre. Sous prétexte que les autres n’ont pas développé les sciences et les techniques nous en concluons à leur infériorité. Mais qu’est-ce qui nous y autorise ? Nous jugeons en réalité à notre propre aune et la meilleure preuve en est que nous mettons dans la même catégorie (le tiers-monde) des peuples pourtant culturellement très différents voire complètement opposés. Nous nous jugeons les seuls en progrès sans voir que ce n’est que parce que nous imposons notre propre critère de progrès (la science et la technique), sans voir qu’on peut ne pas progresser dans ces deux domaines mais progresser dans d’autres (où nous, nous stagnons). Bref, notre critère est partial. Il nous arrange parce qu’il nous place en tête mais cela ne suffit pas pour le rendre légitime. Il reste à se demander si la notion même de critère de hiérarchisation entre les sociétés n’est pas elle-même ethnocentrique. Peut-on hiérarchiser les cultures ?

III L’impossibilité de tout critère de hiérarchisation entre les cultures.
1) Tous les peuples sont développés.
Lévi-Strauss montre que si l’on veut classer, hiérarchiser les cultures, on obtiendra des résultats très différents selon le critère utilisé. À vrai dire, toute culture peut se prévaloir d’une supériorité. Celle-ci variera uniquement en fonction du critère retenu.
Ainsi, si le critère est le degré d’aptitude à triompher d’un milieu géographique hostile, Inuits et Bédouins seront les peuples les plus civilisés. Si le critère est le système philosophico-religieux particulièrement élaboré, l’Inde sera déclarée civilisation supérieure. Si nous retenons la capacité de réduire les conséquences du déséquilibre démographique, ce sera la Chine. Si c’est la théorie de la solidarité entre la technique, l’économie et le spirituel qui est mise en avant, la civilisation musulmane sera supérieure (songeons à la prééminence des Arabes dans la vie intellectuelle du Moyen Age).
L’Occident est peut-être maître des machines mais nos connaissances de l’utilisation et des ressources du corps humain sont élémentaires par rapport à l’Orient et l’Extrême-Orient. La Polynésie est supérieure dans l’art de navigation, la Mélanésie en esthétique etc.
On pourrait multiplier les exemples. Comment alors hiérarchiser les cultures ? Il faudrait pouvoir hiérarchiser les critères eux-mêmes. Or si on peut hiérarchiser relativement à un critère (différence quantitative), il est impossible de hiérarchiser les critères (différence qualitative). On ne peut comparer des qualités. En quoi le développement des sciences est-il supérieur à la connaissance de soi ou à la religion ? Ici on ne peut plus classer. Tout choix d’un critère sera arbitraire et toujours ethnocentrique. On juge par rapport à soi.
Chaque société a son mode de vie et surtout son projet de vie, son choix de vie. Nous nous sommes donnés pour projet de prolonger la vie humaine, de diminuer la fatigue physique. La science et la technique répondent bien à ce projet. Mais d’autres sociétés ont d’autres projets. Si on peut juger pour savoir si un projet est plus ou moins bien réalisé, en revanche on ne peut hiérarchiser les projets entre eux. Chaque société ne peut se juger que par rapport à elle-même mais non se comparer aux autres. Le critère même du bonheur n’est pas suffisant. Où est-on le plus heureux ? Poser cette question équivaut à oublier que la définition même du bonheur dépend de chaque société, de son projet et que, là encore hiérarchiser est impossible. Dans une société où le spirituel prime, le confort n’est pas porteur de bonheur. Dans une société comme la notre l’ascétisme religieux nous semble contraire au bonheur. Comment juger ? Tout critère est arbitraire.

2) Aucune société ne se développe seule.
Plus généralement, même si on s’en tient à un critère (que ce soit, du reste, la science et la technique ou autre chose), il faut bien voir qu’aucune société ne se développe seule. Lévi-Strauss souligne qu’une culture seule, isolée, vivant en autarcie, ne peut évoluer. Elle stagne. Pour se développer, il faut d’autres cultures. Ainsi, nous n’avons aucune raison de nous enorgueillir de notre développement scientifique et technique. Nous ne le devons pas à nous seuls mais au fait que l’Europe a été un carrefour de cultures. L’Europe de la Renaissance est un lieu de rencontres, d’influences diverses : l’héritage gréco-romain, l’héritage germanique dû aux invasions, l’héritage anglo-saxon, les influences arabes et orientales.
Bref, parler d’une culture comme supérieure est dénué de sens puisque aucune culture ne peut se vanter de s’être développée seule et ceci est vrai quel que soit le critère choisi. Or nous avons vu que ces critères n’ont eux-mêmes aucun sens. Il y a donc une double absurdité à considérer notre civilisation comme supérieure :parce que seuls nous n’aurions rien fait,
parce que notre critère de hiérarchisation est ethnocentrique.
Conclusion
La réponse à notre question est donc négative : il n’y a pas lieu de considérer notre culture comme supérieure parce qu’elle a développé à un haut niveau les sciences et les techniques. Notre croyance en notre supériorité est en réalité dangereuse car elle conduit à une uniformisation du monde dans la mesure où nous voulons imposer nos valeurs. Le progrès n’existe que dans la diversité, dans le métissage des cultures. Si réellement la culture occidentale devient mondiale (mais le phénomène est peut-être transitoire car certaines cultures résistent. Pensons, par exemple au réveil de l’Islam), la stagnation nous guette. Il ne faut bien sûr pas conclure que tout est acceptable dans les autres cultures (mais dans la notre qu’en est-il ?) mais il faut faire attention à ne pas condamner sous le seul effet de l’ethnocentrisme.

 

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