L’Exil d’Albouri (1967) de Cheik Aliou Ndao (Portée et actualité de la pièce)

Qui avait dit que la Négritude est démodée, pour la simple et bonne raison que la mission coloniale est révolue ? Bien au contraire, l’immense production artistique de ses écrivains fleurit toujours comme le justifie L’Exil d’Albouri, cette pièce théâtrale de haute facture et étonnamment moderne, ayant remporté le premier prix au festival Pan Africain d’Alger en 1969.

1. Un discours anticolonialiste.

À l’époque, pour davantage légitimer la mission coloniale qualifiée alors de pacificatrice et de civilisatrice, le monde occidental avait réduit le peuple africain à une  »table rase ». Face à cette théorie, la réalité est toute autre !
Un peuple dépourvu de paix ? Non ! Dans Batouala déjà, René Maran faisait dire à son héros les paroles suivantes : « nous vivions heureux, jadis, avant la venue des  »boundjous » » (déformation de la prononciation de « bons dieux », les Blancs en l’occurrence). C’est donc à cause de l’invasion des colons que nous en sommes à ce stade de précarité. Justement, dans l’oeuvre de Ndao, cette invasion des Blancs a correspondu au nœud, moment de tension, à la fin du premier tableau, et pas à l’exposition, cette période de tranquillité, tout à fait au début.
Un peuple dépourvu d’histoire ? Non ! Nous n’avions certes pas de documents écrits mais de « documents » oraux nous n’en manquons pas. Comme cette couverture rose (couleur de cet organe qu’est la langue) de la première édition de Soundjata ou l’épopée mandingue de Djibril Tamsir Niane, l’Afrique détient une des plus pertinentes natures de documents palpables puisque physique, humains : les griots. À l’image de Samba qui se glorifie d’être maître presdigitateur du verbe, ou encore Djéli Mamadou Kouyaté, lui qui se targue d’être fils de Bintou Kouyaté et de Djéli Kédian Kouyaté, ces griots en sont les garants, se les transmettent de père en fils et les dispensent aux nouvelles générations, de bouche à oreille. Autant un griot est à mesure de galvaniser le peuple, autant il est instruit du pouvoir du verbe pour calmer les ardeurs.
Un peuple dépourvu de civilisation ? Non ! L’Afrique possédait en son sein une société fortement hiérarchisée où, accomplissant convenablement la tâche qui lui est dévolue, chaque membre se retrouve en parfaite harmonie dans ses rapports de voisinage. Dans Chants d’ombre déjà, Senghor semble s’adonner à cette entreprise de réhabilitation de la civilisation nègre. Dans L’Exil d’Albouri, force est de reconnaître cet état de fait, vu la représentation qu’en donne Cheik Aliou Ndao à travers la responsabilité assignée à chaque membre du royaume : les personnages de sang royal, les dignitaires, les courtisans, les guerriers, le peuple en un mot. De plus, le roi soumet très souvent son opinion personnelle à la réflexion des dignitaires, au libre arbitre du peuple, autant que dans Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau par exemple.

2. Un discours politique et moral.

Cheik Aliou Ndao et nous tous savons que l’ennemi de l’Afrique n’est pas exclusivement extérieur. Des guerres intestines interminables défraient la chronique quotidiennement et sont très défavorables à la cause du monde noir. Il est grand temps de fédérer les esprits belliqueux, de taire cette opposition fratricide qui ne dit pas son nom. Exactement comme le roi Albouri et le prince Laobé Penda, la corrélation est monstrueusement frappante si nous faisons le lien avec nos dirigeants africains et si nous n’y prenons garde. Voulant rester littéraire, je ne citerai pas de noms car comprendra qui pourra.
Par conséquent, le discours moral à tirer de cette œuvre se trouve surtout et aussi bien à travers les paroles de Samba qui essaye de réconcilier les deux frères que dans les actes comme lorsque, au lieu d’arrêter le prince, le roi le gracie en raison de son titre, d’une conscience nationale, pour démontrer – dans un élan de générosité toute cornélienne – que l’ennemi n’est pas toujours celui à qui nous faisons face. Même l’intention de s’allier à un autre roi justifie ce rêve que nous caressons depuis si longtemps et que nous appelons aujourd’hui  »unité africaine ». Le dramaturge ne nous étonne pas s’il affirme : « mon but est d’aider à la création de mythes qui galvanisent le peuple et portent en avant ». Par ailleurs, ces velléités ont des origines tapies dans l’ombre, davantage et exclusivement liées au pouvoir qu’au peuple. Il suffit d’écouter les dignitaires parler pour distinguer plus nettement que, pour eux en tout cas, seuls les titres, les intérêts, les privilèges, deviennent l’enjeu principal à préserver vaille que vaille. En réalité, le patriotisme n’est pour certains qu’une façade afin de mieux légitimer un égoïsme latent. Le texte du dramaturge est donc, à l’image de ces romans dits du désenchantement, classés dans la catégorie des œuvres parues après les indépendances africaines, à partir des années soixante, même si l’histoire est ici liée à l’entreprise coloniale. Le transfert, la correspondance, c’est possible, si on sait mettre des noms sur les visages, des étiquettes sur les postes de responsabilité.
Enfin, si Cheik Aliou Ndao a préféré le théâtre aux autres genres littéraires, c’est probablement pour deux raisons : premièrement, nous risquons de vivre une pareille tragédie car le terme emprunté n’est pas si fort, une vision savamment mise en scène, si cela persiste. Deuxièmement, ce genre littéraire offre mieux l’expression conjuguée d’un discours oral et moral ; ce style dramatique est plus en conformité avec nos réalités sociales et son discours est plus aisément soumis à l’entendement de la génération présente et à venir. Pour tout dire, cet ouvrage en est un au sens propre du terme.

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