Philosophie: Le désir et la passion

Problématique : Quel rôle jouent le désir et la passion dans le comportement du sujet ?
Objectif : L’élève sera capable de montrer à quelle condition la passion et le désir peuvent être positifs.
I- LE DÉSIR
Les désirs poussent l’homme à courir. Que poursuit l’homme dans ses multiples courses ? Trouver le repos, la satisfaction. Mais continuellement tiraillé par ses désirs, l’homme reste incapable de se satisfaire de ce qu’il a. Car l’objet qu’il s’imagine être source de satisfaction se révèle rapidement insatisfaisant. Le désir en effet, s’empresse de renaître à peine assouvi. La satisfaction que propose le désir est toujours à venir. Cela occasionne des frustrations et des souffrances montrant ainsi le sentiment de manque qui accompagne le désir. Dès lors, ne faut-il pas, pour ne pas souffrir, réprimer ses désirs ? Cependant le désir est-il nécessairement négatif pour toujours être rejeté ? N’est-il pas aussi ce qui ouvre à l’homme les portes du possible en aiguisant son imagination ?
1- La nature du désir
a- Désir, volonté et besoin
Le désir est ce mouvement qui porte vers un objet qu’on se représente être source de satisfaction. Bien que la volonté présuppose le désir, elle s’en distingue comme le souligne Edmond Goblot (1858-1935) : « Le désir est un attrait que l’on subit, la volonté un pouvoir que l’on exerce ». En effet la volonté, c’est la faculté qui s’efforce de mettre en oeuvre les moyens appropriés à l’obtention d’un résultat poursuivi en fonction d’un choix délibéré. Dans un acte volontaire, je sais ce à quoi j’aspire et ce que je peux raisonnablement faire pour atteindre mon but. Par contre, je suis comme happé par l’objet de mon désir qui m’attire sans cesse même après satisfaction. De la sorte, face à la volonté qui est maîtrise de soi, le désir est une impulsion que la volonté contribue à contrôler.
Le désir se distingue également du besoin qui se satisfait de l’objet visé. Le besoin désigne l’état dans lequel se trouve un être vivant lorsqu’il est privé de ce qui assure sa conservation. Généralement, on distingue deux sortes de besoins : les besoins innés ou naturels et les besoins artificiels ou culturels. Les premiers sont d’ordre physiologique et leur satisfaction est nécessaire au maintien de l’intégrité du vivant (par exemple manger, boire, respirer, dormir…). Les seconds sont d’ordre psychologique ou social, ce qui les rapproche des désirs ; leur satisfaction est variable selon les individus et les cultures et n’est pas strictement nécessaire (par exemple se vêtir, fumer). Toutefois il est possible d’attribuer au corps de nouvelles habitudes qui se manifesteront comme de nouveaux besoins tout aussi impérieux que les besoins biologiques. Ainsi le fumeur invétéré a inscrit dans son corps un besoin de fumer. Cet exemple montre toute la complexité des aspirations humaines. Mieux, comme le soutient Hegel, l’homme ne peut se contenter de la seule satisfaction de ses besoins biologiques, autrement il resterait un animal. C’est pourquoi nous ne désirons que rarement ce dont nous avons vraiment besoin. Par ailleurs, Hegel montre que ce que l’homme recherche à travers ses désirs, c’est moins l’objet poursuivi qu’une reconnaissance de sa valeur devant autrui. Le succès actuel de la publicité qui exacerbe nos désirs dans la promotion du luxe et du superflu s’explique à partir là.
b- Désir et manque ou la nature contradictoire du désir
Le désir trouve sa source dans le manque car on ne désire pas ce qu’on possède. C’est de la conscience de ce manque que nous tirons toute la vigueur de nos luttes pour accomplir nos désirs. Mais nous prenons en même temps conscience de la nature contradictoire du désir qui renaît à peine assouvi ; le désir est ainsi comparable au tonneau percé des Danaïdes, impossible à remplir. Plus précisément, la nature contradictoire du désir consiste en cela qu’il participe de la plénitude et du manque. Platon le montre dans le récit mythique de la naissance d’Eros (le Désir), fils de Pénia (la Pauvreté) et de Pôros (la Richesse). Eros tient de son père en ce qu’il est aspiration à l’absolu (le monde des Idées) mais aussi de sa mère car il est une errance infinie à la recherche de la satisfaction. Quoi qu’il en soit, le désir reste un privilège humain.
L’animal enfermé dans sa finitude sans en avoir conscience, ne saurait désirer. De même les dieux enfermés dans leur perfection ne sauraient désirer puisqu’ils ont tout. Seule une créature se sachant mortelle peut désirer, aspirer au parfait. Ainsi quand nous désirons quelque chose, c’est que nous cristallisons sur l’objet désiré (une femme, le pouvoir, l’argent), une attente en vue de la plénitude. Mais l’expérience nous enseigne que rien en ce monde ne peut combler notre désir de l’absolu. C’est pourquoi le désir confine dans une agitation incessante et inféconde attirant alors la condamnation des ascètes.
c- Le désir comme puissance vitale
Inversant la perspective qui fait du désir un manque et quelque chose de négatif, Spinoza (1632-1677) en souligne plutôt le caractère positif. Il considère le désir comme producteur de valeur. Au lieu d’être déterminé par un objet qui lui préexisterait, le désir précède son objet et le produit. Et l’objet prend sa valeur à partir du moment où il est désiré. C’est ainsi que Spinoza affirme que nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, mais au contraire, nous la jugeons bonne, parce que nous la désirons. Tout désir porte ainsi en lui selon Spinoza, une tendance à l’affirmation de soi, une puissance vitale. Il permet de s’évaluer et de valoriser le monde et apparaît ainsi comme l’essence de l’homme. Spinoza dépasse par là le point de vue ascétique qui fait du désir un mal ou un péché. Cela signifie-t-il pour autant qu’il faille donner libre cours à tous ses désirs ?
2- Maîtrise et satisfaction des désirs
a- Apologie de la volupté
Pour l’opinion commune, le bonheur c’est l’état de celui qui trouve de la jouissance dans l’assouvissement ses désirs. Et celui qui jouit avec volupté est considéré comme un super homme. Une telle opinion était défendue par Calliclès en ces termes : « Pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence, et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent ». De la sorte, celui qui chercherait à réprimer ses désirs apparaîtrait comme une étrange exception.
Pourtant, l’expérience montre que la multiplication des désirs engendre l’insatisfaction, le dégoût, voire la mort. Comme l’écrit Schopenhauer : «La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette au mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain ». S’il en est ainsi, la voie de la sagesse ne serait-ce pas de chercher à maîtriser ses désirs ?
b- Nécessité de la modération
Se donner pour règle de satisfaire tous ses désirs, c’est se condamner à une vie de souffrance ; c’est pourquoi il faut préférer une vie réglée. C’est ce qu’enseigne particulièrement la sagesse antique à travers l’épicurisme et le stoïcisme. Pour les stoïciens il faut distinguer entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Le désir qui est une représentation c’est-à-dire un produit de notre esprit dépend de nous alors que la fortune, les biens matériels ne sont pas en notre pouvoir. La vie réglée consiste alors à adapter nos désirs à la raison et à accorder notre vouloir à notre pouvoir. Autrement, il s’agit d’apprendre à vouloir ce que l’on peut afin de transformer nos désirs épars en une volonté unique et efficace. Pour l’épicurisme, il faut distinguer l’attitude qui nous porte à la satisfaction de désirs légitimes et celle qui porte à la satisfaction de désirs illégitimes. C’est pourquoi il préconise de régler nos désirs sur la nature en faisant la part entre désirs naturels et nécessaires et désirs artificiels et vains. Ainsi le désir d’immortalité, corollaire de la peur de la mort, est le désir vain par excellence ; il pousse à la recherche insensée de biens illusoires et finalement au désir de la mort c’est-à-dire au refus de la vie. Pour sa part, le sage ne refuse pas la vie : il accepte d’en jouir tout en sachant se donner des limites. Dans tous les cas, c’est l’excès qui rend l’homme pervers et non la recherche de la satisfaction (celle des plaisirs ou des désirs). Il faut donc apprendre à jouir du présent tout en sachant se contenter, il faut apprendre à modérer ses désirs. Somme toute, l’art de la vie réglée ne consiste nullement à réprimer ni à diminuer ses désirs. Le faire, ce serait mutiler l’homme d’une part essentielle de son être. De même, il ne consiste pas à suivre sans retenue l’ivresse du désir. Car la « morale » de la satisfaction sans limite des désirs est absence de réalisme et subordination des autres à ses caprices. Ce n’est qu’au prix d’une telle distinction que le désir peut servir de puissance d’affirmation et de transformation de la vie.
II- LES PASSIONS
Les passions sont généralement perçues de façon négative et par conséquent condamnées. Elles sont ainsi condamnées parce qu’elles révèlent la défaite de la raison censée tout diriger en l’homme. Car les passions semblent avoir un contrôle total sur le passionné qui les subir de façon impuissante. Pourtant d’un autre côté, les passions apparaissent comme des puissances de rêve et d’action. Elles poussent en effet l’homme à se dépasser et à se réaliser. Celui qui manquerait de passion serait comme celui qui manquerait d’énergie pour agir. C’est ainsi qu’elles constituent le fond sur lequel se réalisent les événements marquants de l’histoire humaine. S’il en est ainsi, au lieu de chercher à les éliminer, ne faut-il pas plutôt chercher à les connaître pour mieux les contrôler ? Avant d’examiner cette question, que faut-il entendre par passion ?
1- La nature de la passion
Le terme passion a deux sens essentiels qu’il convient de distinguer à travers les approches classique et moderne. Au sens classique, la passion désignait tout élément de la vie affective. Étaient considérés comme passions ce qu’aujourd’hui nous rangeons parmi les émotions ou les sentiments (peur, colère, tristesse, joie, haine, amour…) La passion est ici synonyme de passivité, le fait de subir l’action d’un agent extérieur, définition qu’on retrouve chez les penseurs anciens des Stoïciens jusqu’à Descartes. Elle se présente comme un phénomène étranger à notre libre vouloir. Elle est vécue comme subie empêchant notre personnalité de s’exprimer convenablement. Les Stoïciens les considéraient comme essentiellement nocives et le sage doit les combattre pour atteindre la tranquillité d’âme. Chez Descartes, bien que conçues comme un esclavage que le corps fait subir à l’âme, les passions sont considérées comme bonnes en elles-mêmes. Elles ne deviennent mauvaises que si on les suit de façon excessive. Au sens moderne, la passion désigne tout mouvement impétueux qui oriente un individu vers ce qu’il désire. Plus précisément, est passion toute tendance assez forte et durable qui domine la vie de la conscience. C’est un sentiment devenu exclusif dans lequel l’esprit se polarise sur un seul objet et reste indifférent pour tout le reste. Ainsi pour le passionné, un seul thème est valorisé au détriment des autres, par exemple dans les sentiments, les croyances, les actions. C’est cette valorisation exclusive qu’exprime le poète Lamartine en ces termes : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Le mot passion éveille ici soit l’idée d’aveuglement (et en tant que telle toute passion est condamnée) soit l’idée d’intensité et alors on parlera par exemple de la passion de la vérité pour indiquer que ce sentiment peut être très vif. C’est dans cette dernière acception que l’entend Hegel : « La passion est […] un penchant presqu’ animal qui pousse à concentrer son énergie sur un seul objet. Cette passion est aussi ce que nous appelons enthousiasme ».
2- Passion et volonté
La passion apparaît ainsi comme une tension de l’esprit orienté vers un but. Mais définir de la sorte la passion n’est-ce pas courir le risque de la confondre avec la volonté ? Dans les deux cas, on remarque en effet la constance dans les fins et la fixation de la conscience sur un objet valorisé. Cependant la volonté est une activité hautement consciente qui s’efforce de mettre en oeuvre les moyens appropriés à l’obtention d’un résultat poursuivi en fonction d’un choix délibéré qui suppose l’équilibre de nos tendances. La passion au contraire rompt cet équilibre parce qu’elle nous pousse à poser des actes dont nous ne sommes pas maîtres. En outre, elle laisse libre cours à l’imagination créant ainsi ce que Stendhal appelle la cristallisation. Ce phénomène fait que le sujet se fixe un objet unique, l’idéalise à outrance. Le passionné se croit pourtant libre de ses choix dans la mesure où il poursuit une fin en employant des moyens pour l’atteindre. Mais cette fin est illusoire c’est-à-dire dépourvue de réalité. La passion est elle-même une illusion qui nous empêche de nous maîtriser, de comprendre le monde et autrui qu’elle subordonne aux caprices de l’égoïsme. S’il en est ainsi n’a-t-on pas raison de la condamner ?
3- Passion et raison
La passion est condamnée parce qu’elle pervertit la raison censée nous conduire entraînant ainsi une perte de la maîtrise de soi. Une telle perversion de la raison peut expliquer l’attitude du fanatique, qui est celui qui dont la conviction est telle qu’elle le rend incapable de juger par lui-même et d’envisager ou même de tolérer une autre opinion que la sienne. Le fanatique a mis en berne sa raison pour vivre sous la houlette de la passion. La raison est ici destituée de sa position de maîtrise. C’est en cela que la passion est condamnée par Kant comme étant « une maladie de l’âme ». Elle est une maladie parce qu’elle développe à l’excès un sentiment et appauvrit tous les autres. C’est pourquoi aussi la raison doit réprimer ou au moins régler les passions. Pourtant n’est-il pas hâtif de juger la passion comme toujours mauvaise et de l’opposer à la raison ? Passion et raison peuvent servir l’une à l’autre et il peut arriver que la raison elle-même soit passionnée. Le sage par exemple, dans sa quête de sagesse et de vertu, est un être passionné pour le Bien : il en fait le sens profond de sa vie. Dans ce cas on ne saurait condamner la passion car elle fait vivre. C’est en ce sens que les romantiques exaltaient les passions parce qu’elles réveillent les élans les plus profonds de notre être aspirant à l’élévation. En effet, aucun projet décisif ne peut être réalisé par un être indifférent, incapable de se passionner pour quelque chose. A ce sujet Jean-Jacques Rousseau affirmait qu’elles constituent la base de la vie sociale et contribuent au progrès et à la perfection de notre raison. Hegel à son tour va montrer que les passions humaines constituent l’élément actif de l’histoire.
4- Passion et histoire
Les hommes agissent et transforment le monde parce qu’ils sont passionnés. C’est en ce sens que Hegel affirme que « rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». Dans cette acception, la passion est cette concentration volontaire d’une activité tendue tout entière vers sa réalisation, sans laquelle aucune oeuvre de longue haleine n’aurait vu le jour. Dans la passion comme le montre Hegel, l’homme « se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins ». Les passions humaines constituent ainsi le moteur de l’histoire, c’est-à-dire ce qui met en branle les événements de portée universelle. Même si du point de vue individuel, la passion est égoïste parce que le passionné ne cherche que son propre intérêt, il arrive que cet intérêt particulier coïncide avec l’universel et contribue à la réalisation de l’histoire. Selon Hegel, c’est à travers ce qu’il appelle la ruse de la Raison que la passion intervient dans l’histoire. La Raison chez Hegel n’est pas seulement une qualité de l’esprit humain mais aussi tout ce qui anime l’ensemble du réel. Les hommes sans le savoir sont les outils de cette Raison universelle. Croyant poursuivre uniquement leurs intérêts c’est-à-dire être déterminés par leurs propres passions, ils réalisent à leur insu les desseins de la Raison, c’est-à-dire l’histoire de l’humanité. La passion est ainsi au service de la Raison. Mais si dans l’histoire, la passion joue un rôle positif, ne demeure-t-elle pas pourtant dangereuse du point de vue individuel, et dans ce cas ne faut-il pas s’en défier ? Appliquée en effet à l’individu, l’obnubilation passionnelle lui cache ses véritables intérêts : elle lui empêche de s’adapter aux situations réelles. C’est ainsi que l’ivrogne ne se soucie pas de sa santé. Or, les passions sont porteuses d’une force destructrice. C’est pourquoi on se défie d’elles et on les combat. Cependant chercher par tous les moyens à les nier, ce serait mutiler l’homme d’une part essentielle de lui-même. Car les passions comme la raison sont présentes en nous et peuvent toutes devenir nuisibles si on les suit de façon excessive. La sagesse consistera à se connaître soi-même, donc à connaître ses passions pour en tirer le meilleur parti. Dès lors, il faut éviter ces deux extrêmes : magnifier naïvement les passions à la manière des romantiques, ou les condamner en bloc à la manière des moralistes.

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