Sujet : Dire de la philosophie qu’elle est inutile, ce n’est pas prouver sa faiblesse ; c’est au contraire faire son éloge. Qu’en pensez-vous ?

Sujet : Dire de la philosophie qu’elle est inutile, ce n’est pas prouver sa faiblesse ; c’est au contraire faire son éloge. Qu’en pensez-vous ?

L’inutilité d’une chose est en général évoquée pour la déprécier ou pour exiger son abandon. Ce qui inutile ne sert à rien, raison de plus pour s’en défaire : mais le sujet affirme que pour la philosophie c’est son inutilité qui fait sa valeur ! Au lieu que l’inutilité de la philosophie soit une remarque négative pour la philosophie, c’en est plutôt l’apologie. Si faire l’éloge de quelqu’un ou de quelque chose c’est chanter ses louanges ou lui faire un compliment, n’est-il pas paradoxal de considérer l’inutilité de la philosophie comme un mérite à chanter ? Si l’inutilité s’oppose à l’utilité, dire de la première qu’elle est une valeur est-ce suggérer que la seconde est une tare ? Qu’est ce qui différencie l’inutilité de la philosophie de l’inutilité du bavardage (par exemple) et qui pourrait justifier que celle de la philosophie soit valeureuse ?

Thèse : le candidat doit expliquer et argumenter l’affirmation du sujet : montrer que le caractère désintéressé de la philosophie n’est pas une tare, mais plutôt une qualité en mettant en exergue sa dimension axiologique, contemplative.

Théophile Gautier a dit « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie.  On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement : qui voudrait cependant qu’il  n’y eût plus de fleurs ?…. Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien : tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants comme sa pauvre et infirme nature. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines » Préface à Mademoiselle de Maupin. Cette apologie de l’art pour l’art montre que l’inutilité n’est guère un défaut ; au contraire dans plusieurs sphères de la vie intellectuelle et morale des hommes la norme de la valeur des choses réside dans leur inutilité. Si personne n’a jamais reproché à l’art sa nature désintéressée, pourquoi devrait-on le reprocher à la philosophie ? Dans nos conduites morales, nous plaçons les actions désintéressées au-dessus de celles motivées par l’intérêt. Dans l’amour, nous préférons l’amour platonique à celui charnel et/ou matériel. S’il en est ainsi, c’est parce que nous sommes conscients que sans leur dimension morale nos actions seraient dénuées de toute valeur. Notre humanité même réside dans ce souci de la dimension immatérielle de notre existence : les choses immatérielles sont, dans bien des cas, plus importantes à nos yeux que les biens matériels. Sous ce rapport précis, l’inutilité n’est pas un défaut et puisque la philosophie s’est posée dès l’antiquité comme « le savoir pour le savoir » (Aristote), lui reprocher son inutilité c’est en fin de compte la méconnaître. Car les choses utiles n’ont aucune valeur en elles-mêmes : elles sont, pour reprendre la formule de Kant, « mercenaires » : une activité motivée par un besoin doit son existence à ce besoin et s’arrête une fois le besoin satisfait. C’est également méconnaître la nature profonde de l’homme que de circonscrire la notion d’utilité à la seule dimension matérielle : c’est bien parce que nous sommes capables de faire des choses inutiles que nous sommes supérieurs aux animaux. C’est vrai que la philosophie ne fournit pas de réponses exactes aux questions qu’elle soulève ; c’est également vrai qu’elle ne transforme pas nos conditions d’existence en les rendant plus commodes, mais c’est cela même sa valeur. Si nous n’étions pas capables de nourrir notre esprit par la philosophie (pour parodier Descartes) nous ne serions pas dignes de notre rationalité : le sens de notre existence, la valeur de nos actions et de nos créations sont des préoccupations essentielles à notre humanité. « Il faut vivre d’abord et philosopher après » dit l’adage parce que la philosophie entre dans le domaine du loisir. Le loisir fait partie de nos préoccupations légitimes, car un monde sans loisir serait radicalement invivable. Le plaisir de regarder les fleurs ne sera jamais considéré comme une activité caduque ; pour la même raison on ne devrait pas considérer l’inutilité de la philosophie comme une tare. « A quoi sert l’amour ? Le bonheur ? A rien ! » s’exclamait A. Comte-Sponville pour mettre en exergue le caractère illégitime de la critique d’inutilité faite à la philosophie. Si la vocation de la philosophie est comme l’avait pensé Simplicius, celle d’être « sculpteur d’homme », elle n’y parviendra que si elle est désintéressée, car on ne peut pas former l’homme sans valeurs morales. Cicéron a dit « un champ si fertile soit-il ne peut être productif sans culture et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement (…). La culture de l’âme, c’est la philosophie : c’est elle qui extirpe radicalement les vices, met l’âme en état de recevoir les semences, et pour ainsi dire, sème ce qui, une fois développé, jettera la plus abondante des récoltes. ». Si, comme le dit Cicéron la philosophie est ce qui arrache nos vices et nous assagit, c’est parce qu’elle nous inculque des valeurs et nous élève à l’universalité en nous libérant de la contingence et de la tyrannie de nos intérêts et besoins matériels. La philosophie n’est peut-être pas inutile : elle est nécessaire pour des êtres pensants, elle l’est pour l’usage que ces derniers font de leurs différents savoirs et pouvoirs. Bref pour comprendre que l’inutilité est la vraie valeur de la philosophie il suffit d’imaginer un monde sans philosophe ; il faut méditer ce propos cette réflexion de Condorcet : « une société qui n’est pas éclairée par des philosophes est abusée par des charlatans ».

Antithèse : Cependant, s’il est vrai qu’une chose inutile peut avoir une grande valeur est-ce valable pour la philosophie qui se définit avant tout comme amour de la sagesse ? Une philosophie cesse-t-elle d’être philosophie si elle devient utile ?

« L’art pour l’art est beau, mais l’art pour le progrès est encore plus beau » : telle fut la réponse de Victor Hugo à la théorie de l’art pour l’art. On pourrait s’inspirer de lui pour faire remarquer qu’on ne reprochera pas à une philosophie engagée dans la transformation du monde son utilité. Si la philosophie est capable d’infléchir le cours de l’histoire en combattant l’injustice et l’aliénation de l’homme, elle n’en restera pas moins une grande philosophie. La contemplation philosophique ne s’est jamais réellement coupée de la sphère de l’existence humaine. Aussi, la dialectique ascendante platonicienne n’a-t-elle de sens que si elle est accompagnée d’une dialectique descendante : la quête désintéressée de la vérité n’a de sens que si elle permet de faire de celle-ci la règle de la conduite humaine. Faire l’éloge de l’inutilité c’est courir le risque de stopper tout élan de progrès. Dans un monde étouffé par des difficultés de toutes sortes est-il raisonnable de faire l’apologie de la philosophie contemplative ? Si Nietzsche a condamné Socrate, c’est parce qu’il l’accuse d’être un dangereux théorétique c’est-à-dire qui se rapporte à la théorie au détriment de la pratique. Le fait de proclamer que la valeur de la philosophie réside dans son inutilité pourrait, dans ce sens, être perçu comme une forme de légitimation de l’impuissance ou une conversion métaphysique de la faiblesse en grandeur. Ce que Nietzsche appelle la morale des faibles, c’est cette ruse consistant à appeler au désintéressement par volonté de puissance décadente : ne pouvant pas donner corps à leur volonté d’être forts, les faibles ont proclamé que la force et l’intérêt sont mauvais. Dans la morale des faibles, « ne pas pouvoir » est sublimé en « ne pas vouloir ». Sous ce rapport, prétendre que l’inutilité de la philosophie fait sa grandeur c’est chercher à occulter une tare en la peignant sous les habits de la vertu. Science d’où prévoyance, prévoyance d’om action disait A. Comte pour souligner le souci technique de la recherche scientifique : la science est utile et il ne viendra à l’esprit de personne de remettre en cause sa valeur. Pourquoi philosophe-t-on, si ce n’est pour connaître l’homme et l’amener à occuper la place qui est la sienne dans l’univers ? Le sophiste Calliclès, critiquant Socrate, a dit que c’est indigne d’un homme responsable de s’adonner à la philosophie alors que ses devoirs de père de famille et de citoyen l’attendent. On ne peut pas, dans un univers de dénuement total, où tout est une urgence, se permettre de faire de la contemplation une activité d’une grande importance. Et l’argument selon lequel la philosophie assagit et humanise l’homme est souvent infirmé par la perversion que la pratique de la philosophie produit sur les jeunes. Bien souvent le contact avec la philosophie inspire des comportements nihilistes chez les jeunes. De toute façon, si l’inutilité de la philosophie est une qualité, on ne comprendrait plus la définition qu’Épicure donne à la philosophie : c’est-à-dire, une « activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse ». Marx s’inscrit en porte-à-faux avec cette tendance contemplative de la philosophie lorsqu’il dit que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde il s’agit maintenant de le transformer » (Thèses sur Feuerbach). Marx pense que la philosophie doit nous donner des règles d’action, et surtout des règles d’action politique. Cela suggère aussi que la théorie et la pratique ne se dissocient pas. Elle doit cesser d’être une simple idéologie qui nous détache du réel pour s’engager dans la voie de l’action

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