Difficultés : sujet « classique », mais notre discussion a porté sur les nouvelles
expérimentations sociales sur le travail, concernant les formes particulières qu’il revêt
de nos jours, le développement du travail des femmes, les inégalités engendrées. Il a
fallu remettre en cause la notion d’accomplissement de soi.
1. Le besoin de travailler et le besoin de s’accomplir, de se réaliser par soi-même
sont-ils complémentaires ? Si l’accomplissement de soi passe par le besoin de
réaliser son potentiel personnel dans tous les domaines de la vie, alors le travail est
une planche de salut comme une autre. Néanmoins, ne perdons pas de vue que pour
l’homme il s’agit d’une nécessité première ; la nature n’ayant pas tout prévu, il doit
produire les biens nécessaires à sa survie et satisfaire des besoins. C’est ce que
signifie le Mythe de Prométhée que Platon développe dans le Protagoras. Toutefois,
pour un Grec (Platon, Aristote) le travail appartient à la catégorie des producteurs ou
des esclaves ; tandis que l’homme d’action, le politique ou le philosophe ne
« travaillent » pas. Les participants font remarquer qu’à notre époque les intellectuels,
les artistes ont parfois la réputation de ne pas faire un « vrai » travail ! On pourrait
dire, dans le sens des Grecs, qu’ils pratiquent le « loisir » et que cette activité est
d’autant plus éminente qu’elle est délivrée de la nécessité. Si on y réfléchit, ce qu’on
leur reproche c’est surtout que la motivation de leur activité soit ancrée sur le plaisir,
parfois le plaisir du pouvoir, qu’ils y trouvent de façon pas toujours désintéressée.
Non seulement l’homme peut, en asservissant, en transformant la nature à son profit,
être fier de ce qu’il réalise, mais cet accomplissement de l’ « œuvre » rejaillit sur lui et
développe sa capacité à se dépasser. Dans la nature, maîtrisée par le travail,
l’homme s’affirme et se reconnaît, pense Hegel, dans un texte sur « l’objectivation de
soi ». De ce fait, le travail arracherait l’homme à son existence immédiate et lui
permettrait de réaliser son potentiel. Il s’actualiserait par la médiation de l’outil et celle
du temps. L’homme peut ainsi se reconnaître et s’affirmer dans ce qu’il produit. Et
comme le constate un participant, la reconnaissance (par soi et par les autres) est
une motivation essentielle pour se réaliser dans et par le travail qui est, quoi qu’il soit,
une activité socialement utile.
C’est en ce sens qu’Hannah Arendt reprend la distinction faite par Aristote, entre la
spéculation (theôria), l’action (praxis) et la fabrication par le travail (la poiêsis). Le
travail apparaît à la fois comme l’activité humaine qui nous rend plus proches de
l’animalité (satisfaire des besoins) et qui nous rend conscients de l’éphémérité de nos
réalisations puisque le produit de notre travail est destiné à être consommé. Il faut
sans cesse faire et s’accomplir, le travail révèle alors notre humanité.
2. Alors, le travail est-il la part maudite de la condition humaine ? Peut-être, si l’on en
croit cet avertissement de La Genèse « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front »,
ou si l’on se réfère à l’étymologie du mot travail, le trepalium, en référence à un
instrument de torture ou un instrument de contrainte qui servait à attacher le bétail.
Guère encourageant même si l’on est porté par le plaisir et la reconnaissance ! Et
puis il y a, sans en douter, une forme d’exploitation économique qui entache le plaisir
de travailler. C’est ce que Marx dénonce. Lui, qui pourtant estime que l’homme doit
se réaliser dans le travail, analyse l’aliénation.
L’ aliénation fait que le travailleur accepte que son travail produise plus de valeur qu’il
ne pourra jamais en récupérer au long de sa vie, et qu’il le fasse sans s’accomplir luimême. L’économie moderne a converti le travail en moyen de satisfaction des
besoins alors qu’il devrait permettre, en tant qu’activité spécifiquement humaine, de
représenter l’essence de l’homme et par voie de conséquence, la cause principale de
la valeur des biens produits. Rien n’a changé, à notre époque on constate également
que le travailleur est spolié du produit de son travail, mais encore qu’ il doit faire fi du
plaisir de travailler puisque l’accumulation massive des « nouveaux » besoins lui
commande de travailler toujours plus pour être satisfaite.
Le paradoxe : c’est la même société qui dicte la liste des nouveaux besoins qui nous
enchaînent au travail et qui dénonce en même temps ce processus d’aliénation et de
domination. Comme le bétail de l’étymologie, nous sommes sous la contrainte de
réussir à faire au moins aussi bien que le voisin, voire à posséder plus et mieux que
lui ! Or, on l’a vu précédemment, la reconnaissance de notre travail, si elle passe par
nous-mêmes est avant tout attendue de la société. Ce n’est peut-être pas tant dans le
travail que l’homme s’accomplit que dans le plaisir de consommer ce pour quoi il est
contraint de travailler.
3. Les nouvelles formes et conditions de travail libèrent-elles l’homme de ce
dilemme ? Le télétravail, par exemple, porte t-il le coup de grâce à l’accomplissement
de soi ? Difficile de répondre précisément mais on constate déjà que la division
technique des tâches est problématique. Leur extrême parcellisation a ôté toute
signification à leur exécution et l’on ne se représente plus le but de son activité.
L’omnisurveillance de ces activités, les téléconférences, les « zooms » contrôlent
bien les objectifs à atteindre mais non la finalité du travail en lui-même, ni même les
différents moments qui le constituent.
On cherche à augmenter la productivité en instaurant des tâches répétitives et
mécaniques ce qui a pour conséquence de faire du travail la pratique humaine la
moins intelligente qui soit. Les conditions de travail, dans nos sociétés
contemporaines, dénaturent la signification authentique du travail. Pour aller dans le
sens d’un Ford ou d’un Taylor « on constate que plus le travail est rationalisé, plus il
devient bête ». Comment renverser cette perspective et faire du travail la source de la
reconnaissance et de l’accomplissement de soi ?
Pour Simone Weil, par exemple, le travail est une activité humaine qui ne doit pas
séparer la pensée de l’action. Le travail intellectuel et le travail manuel ne font qu’un.
Je la cite : « Un travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du
monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d’une plénitude telle que
nul équivalent ne peut se trouver ailleurs. L’artiste, le savant, le penseur, le
contemplatif doivent pour admirer réellement l’univers percer cette pellicule d’irréalité
qui le voile et en fait presque pour tous les moments de leur vie, un rêve ou un décor
de théâtre. Ils le doivent, mais le plus souvent ne le peuvent pas. Celui qui a les
membres rompus par l’effort d’une journée de travail, c’est-à-dire d’une journée où il
a été soumis à la matière, porte dans sa chair comme une épine la réalité de
l’univers. La difficulté pour lui est de regarder et d’aimer ; s’il y arrive, il aime le réel. »
Pour cette philosophe, le travail est ce que peut l’homme face à la nécessité des
choses. Il est la mesure de notre liberté !
Conclusion :
Pour tenir cette discussion, nous étions arrêtés près de la Fontaine St Roch, à St Pol
de Léon. Là, où s’étalait la maladrerie des lépreux (quartier de la Madeleine), là où
l’on avait relégué les Cacous* (kakouz, en breton, les caquins de Bretagne) exerçant
le seul métier auquel ils avaient droit. Le métier de cordier : la corde pour la vie
(remonter le seau d’eau de la source), la corde pour la mort (pendre les criminels), la
corde pour la prière (faire sonner les cloches des églises). Totalement méprisés,
qu’auraient-ils pensé du plaisir, de la reconnaissance, de l’ accomplissement au
travail ?
* A l’intérieur de Notre-Dame du Kreisker on peut voir, au pied de la tour, une petite porte condamnée qui leur était
ouverte. Ils s’y tenaient dans un petit réduit, séparés des autres fidèles. Du XIIIe siècle à l’époque moderne, les
Cacous (venus d’Espagne???) étaient frappés d’exclusion et de répulsion (par peur de la lèpre).
L’homme s’accomplit-il dans le travail ?
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