Sujet : L’homme peut vivre sans science, mais il ne peut se passer de la philosophie. Qu’en pensez-vous ?

Problématique :

Le rapprochement entre philosophie et science prend des contours divers mais la constante est qu’elles sont généralement opposées. Il s’agit ici d’une opposition entre le caractère nécessaire de la philosophie à celui non nécessaire de la science dans la vie humaine.  L’homme peut se passer de science, mais non de philosophie : une telle affirmation n’est-elle pas paradoxale au regard des bienfaits que la science a donnés à l’homme ? Dire que l’homme ne peut se passer de la philosophie c’est suggérer que l’homme a toujours philosophé : une telle affirmation peut-elle être fondée dans l’histoire ? Sur quoi se fonde la nécessité de la philosophie ?

Thèse : La question préjudicielle qui doit être réglée pour savoir ce qui fonde la nécessité de la philosophie dans la vie est celle de la signification même de la philosophie.

Le caractère indispensable de la philosophie dans l’existence humaine ne peut être défendu que si l’on distingue la philosophie académique de la philosophie comme simple vision du monde. C’est que le mot philosophie est tellement polysémique et équivoque qu’elle renferme parfois celle de science, si elle n’en est pas tout simplement synonyme. La philosophie au sens technique et académique est une forme de pensée reposant exclusivement sur la spéculation sur les problèmes généraux de l’existence : elle est réservée à une élite. Cette philosophie entretenue par des spécialistes est à distinguer de ce qui est communément appelée philosophie spontanée. Celle-ci est profondément ancrée dans l’esprit humain et se définit comme l’ensemble plus ou moins conscient de connaissances, d’intuitions, d’opinions et même de croyances propres à un individu ou à un groupe et ayant pour but une compréhension complète du monde et le mode de vie y afférent. Cette philosophie est partout présente : des intuitions du chinois Confucius aux maximes du Sénégalais Köcc Barma, l’homme cherche des principes et des causes pour à la fois justifier son existence et lui servir de régulation. Cette philosophie a partout et toujours existé parce qu’elle est inhérente à la conscience que l’homme de son existence et à l’angoisse qui s’ensuit. Karl Jaspers a dit : « L’homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elle présente, partout et toujours, sous une forme publique, dans les proverbes traditionnels, dans les formules de la sagesse courante, dans les opinions admises, comme par exemple dans le langage des encyclopédistes, dans les conceptions politiques, et surtout, dès le début de l’histoire, dans les mythes ». Cette omniprésence de la philosophie est la preuve de sa nécessité : l’homme est nécessairement porté vers des questions sur le monde et sur sa place dans celui-ci. Par contre la science définie comme l’ensemble des connaissances qui obéissent à des lois, qui découlent de la recherche et qui sont vérifiables par l’expérience, est une invention récente. Ce n’est vraiment qu’au 17e s siècle que la science s’est détachée de la philosophie au sens classique, c’est-à-dire celle pratiquée par des spécialistes. Dans beaucoup de localités, des sociétés, des tribus et des individus vivent sans avoir accès à la science et à ses produits. C’est vrai que notre modernité semble définitivement tributaire des innovations technologiques, mais il reste encore des exemples de mode de vie largement affranchis de la technoscience. Du moine bouddhiste à l’ermite soufi qui vit dans le désert retiré du monde sophistiqué régi par la science, nous avons des exemples de vie sans la science. Pourtant ce moine et ce soufi sont dans leur exil même en quête d’une certaine philosophie pour apaiser leur angoisse. Même l’enfant qui interroge ses parents sur la provenance du bébé, sur le « propriétaire » des étoiles et du ciel, fait de la philosophie. Bref dès qu’un homme prend conscience de lui-même et du monde, il commence à philosopher même s’il ne s’en rend pas compte. On pourrait donc emprunter à Gusdorf sa formule et considérer les questions philosophiques comme faisant partie « du paysage moral et intellectuel » des hommes. Quant à la science, elle est juste un moyen parmi d’autres que l’homme a mis au point pour rendre sa vie plus commode.

Antithèse : cependant cette dichotomie faite entre philosophie et science est-elle fondée ? Il est vrai que la philosophie est aussi vieille que l’humanité parce qu’elle est consubstantielle à la nature humaine, mais est-elle vraiment plus indispensable que la science?

Il faut d’abord préciser que cette notion de science est aussi polysémique que celle de philosophie. Le fait que dans l’antiquité grecque les deux notions ne furent guère utilisées distinctement n’est pas fortuit : l’esprit philosophique et celui scientifique ne sont pas fondamentalement étrangers l’un de l’autre. Thalès, Pythagore, Anaxagore, etc. n’étaient pas seulement des philosophes, ils étaient également mathématiciens, « physiciens », astronomes. C’est sans aucun doute le désir irrépressible de comprendre la nature qui les poussa aux recherches philosophiques. Et ce sont ces recherches qui donneront plus tard l’esprit scientifique. Il faut ensuite noter que dans les premières approches du réel, à savoir le mythe et la magie, la science est présente sous une forme, certes rudimentaire, mais réelle. Le mythe et la magie préfigurent l’esprit scientifique moderne même si la science, sous sa forme actuelle s’est construite en s’opposant à ces formes de connaissance. Claude Lévi-Strauss a, dans ce sens, expliqué qu’entre le mythe et la science, il n’y a pas une différence de nature, mais plutôt une différence de degré. Le déterminisme scientifique est sans aucun doute préfiguré dans celui de l’animiste qui croit au caractère infaillible de ses prédictions, de ses pratiques et de ses incantations. Le déterminisme est le principe selon lequel chaque chose a une cause et les mêmes causes produisent les mêmes effets : ce principe existe chez le magicien ne serait-ce que sous la forme d’une croyance. Si comme le dit H. Poincaré « la science est déterministe ou n’est pas », on peut valablement concéder à l’esprit magique une certaine parenté avec l’esprit scientifique. Or s’il est possible de dépister dans l’esprit magique les germes de la science, c’est la preuve que la science est dans une certaine mesure inscrite, à la manière d’un « gène », dans le patrimoine culturel de l’homme. C’est vrai également que la science n’est pas accessible à tous et qu’il y a des hommes qui vivent à l’écart des progrès scientifiques, mais cela ne prouve guère que la science soit moins indispensable que la philosophie. Qu’un individu isolé dans un monastère ou dans le désert soit coupé des objets de la technoscience ne signifie pas qu’il soit coupé de la société et des hommes. Or tant qu’on est lié à la société et aux hommes ont est d’une façon ou d’une autre touché par la science. Qu’elle soit balbutiante ou achevée, la science est un besoin pour l’homme car elle ne fait que perpétuer la soif de comprendre l’univers. La science est aujourd’hui tellement ancrée dans nos mœurs qu’il est difficile, voire impossible de voir les hommes s’en passer. Le fait que dans le passé lointain de l’humanité l’homme ait survécu sans aucun recourt à la science n’entraîne pas qu’aujourd’hui qu’il puisse vivre sans science. Peut-être même que l’humanité est désormais dans une situation telle que la science est devenue indispensable.

Dans l’absolu science et philosophie ont la même valeur chez l’homme et c’est ce qui fait que qui peut se passer de philosophie, peut également se passer de science et, symétriquement qui ne peut se passer de philosophie ne peut se passer de science. Emmanuel Kant a dit « Il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour savoir ce qu’on a à faire, pour être honnête et bon, même sage et vertueux ». Sous ce rapport, l’homme ne cesserait pas d’être homme s’il était dépourvu de philosophie et de science. Autrement dit, on peut concevoir un homme sans philosophie ni science, mais on ne peut concevoir un homme sans morale parce que celle-ci est inscrite dans la structure même de son esprit. La vie de l’homme peut certes être améliorée par la science, son désir de justifier son existence peut être pris en charge par la philosophie et par la religion, mais son devoir d’être homme, c’est-à-dire son obligation de mériter sa dignité, dépend uniquement de sa volonté.

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